UN AMOUR DE BÉTON
Images Tonatiuh Ambrosetti
Construite sur un ancien verger, cette maison a été taillée sur mesure. L’ensemble offre un sentiment de sérénité qui n’est contredit ni par la majesté des volumes, ni par la taille conséquente des pièces.
Assurément, elle est grande et lumineuse ; à l’évidence, elle est élégante ; bien entendu, elle se situe dans un lieu calme et splendide… La liste peut s’étirer longuement tant la maison recèle de caractéristiques impressionnantes. Mais l’exercice d’une énumération des attributs de standing n’a pas vraiment d’intérêt pour comprendre le bâtiment. À la fois plus riche et moins anecdotique, son identité profonde reste d’abord liée à l’histoire d’une famille, d’un site et d’une époque – la nôtre.
Des codes hérités des 18e et 19e siècle
Le programme doit considérer les besoins individuels et réfléchir aux évolutions de chacun. Il doit également satisfaire à l’organisation quotidienne du groupe, tant dans son fonctionnement privé que dans sa dynamique sociale élargie (réceptions, dîners entre amis, hébergements ponctuels). À maints égards, les besoins se réfèrent aux grandes habitations privées codifiées entre le 18e et le 19e siècle. Comme dans les hôtels particuliers de l’époque, on retrouve une entrée principale et une entrée de service, des escaliers généreux, des enfilades, des doubles hauteurs, des pièces faites pour recevoir, d’autres pour travailler ou se détendre. Les zones de jour sont clairement dissociées des zones de nuit ; les espaces dédiés à la sociabilité ne communiquent pas avec ceux réservés à la sphère privée.
Ce programme typologique classique adopte un vocabulaire contemporain, libéré des règles habituellement appliquées pour ce type d’habitation. La clarté formelle, la simplicité volumétrique et la très grande retenue dans les choix de teintes ou de matériaux dissimulent pourtant une complexité constructive insoupçonnée. C’est le cas en particulier pour le travail du béton brut dont la finition moirée régulière sur l’ensemble de la maison n’a laissé place à aucune improvisation. La coordination entre architectes, ingénieurs et entreprises a en effet permis de se jouer des dimensions imposantes des murs ou des porte-à-faux, sans concession sur la qualité de mise en œuvre et sans pervertir la pureté des lignes. Dans le même sens, nombre d’options discrètes comblent les normes les plus pointues en matière de sécurité et de confort. La disposition spatiale générale n’en est pas perturbée ; la finesse des détails n’en est pas alourdie.
Epouser le paysage
Objet sculptural défini par des surfaces nettes et une matérialité presque austère, la maison reste heureusement accueillante et conviviale. Les espaces se connectent entre eux grâce aux circulations courtes et fluides, adaptées à l’usage quotidien des habitants ; l’ensemble offre un sentiment de sérénité qui n’est contredit ni par la majesté des volumes, ni par la taille conséquente des pièces. Cette atmosphère chaleureuse s’exprime particulièrement autour d’une cuisine pensée comme le cœur palpitant de la maison. Conçu à l’échelle de la famille, ce lieu de vie dynamique s’organise dans l’angle sud-ouest de la maison. L’orientation est idéale pour profiter de la terrasse abritée, de la belle ouverture sur le jardin et, plus loin, du dégagement sur le Léman. Bloc minéral posé sur une lame de verre, le devant de la maison permet aux pièces à vivre de s’abandonner à la quiétude du paysage. Rigide et sévère, cette géométrie s’assouplit sur l’arrière pour répondre à des besoins moins formalistes tout en s’ajustant à la morphologie naturelle d’un terrain en dévers. Le rapport entre le bâti et la nature est établi ; le site a adopté la maison.
INTERVIEW AVEC FRANCESCO SNOZZI, INGENIEUR CHEZ INGENI
Par Jacques Perret
Lorsqu’on évoque des villas individuelles, le rôle de l’ingénieur reste souvent un peu dans l’ombre de celui l’architecte, dont on considère qu’il ne fait que concrétiser les idées. L’apparence finale de la villa doit pourtant aussi beaucoup au groupe d’ingénieurs dirigés par Francesco Snozzi.
Q1 : Francesco Snozzi, en quoi la réalisation de cette villa se distingue-t-elle des situations traditionnelles ?
Ce projet fût effectivement pour nous un joli défi, caractérisé notamment par le fait que, non seulement les architectes mais aussi le Maître d’ouvrage, se sont beaucoup intéressés aux questions structurelles. Les propriétaires voulaient vraiment profiter de notre expérience et de notre savoir-faire pour concevoir et construire un objet exceptionnel.
Cet intérêt s’est dans un premier temps manifesté lors d’un mini-concours organisé au stade de l’avant-projet. C’est grâce à cela que nous avons pu démontrer nos compétences et la pertinence de notre approche des questions statiques, en proposant des solutions qui intégraient à la fois les exigences architecturales et les besoins structurels. Le rôle des propriétaires ne s’est ainsi pas limité à « valider » le choix d’un bureau d’ingénieurs parmi d’autres, mais ils ont aussi tenu à participer activement à certains échanges de vue pour saisir notre démarche : ils avaient compris que, pour obtenir la maison souhaitée, certains choix devaient être faits au premier stade des études. Ils ont ainsi accepté d’apporter quelques modifications dans l’organisation de la maison, notamment un léger déplacement des murs du premier étage. Une décision qui a permis d’équilibrer la structure et d’optimiser la reprise des efforts au rez-de-chaussée. Et de rendre ainsi possible l’impressionnant porte-à-faux de 12 mètres qui surplombe la terrasse et la cuisine.
Q2 : Parlez-nous un peu de ce porte-à-faux : comment fonctionne-t-il et quels étaient les principales contraintes ?
Pour commencer, je tiens à dire qu’il ne s’agit pas ici d’une simple performance structurelle, mais d’une solution qui concrétise un élément essentiel du projet architectural : créer l’illusion que le premier étage est abrité dans une boite en béton qui « flotte » au-dessus du rez-de-chaussée. Il faut d’ailleurs souligner que, même si la portée de certains est faible, les quatre côtés de la boîte fonctionnent en porte-à-faux. Cela contribue très fortement à l’atteinte de l’objectif architectural, dont l’évidence apparaît particulièrement bien sur la façade principale face au lac, où le bloc de béton semble posé sur une façade de verre.
D’un point de vue statique, il était dans un premier prévu d’intégrer un ou plusieurs points d’appui pour supporter les chambres à coucher. Afin de ne pas affecter l’aspect visuel, ces hypothétiques piliers n’étaient pas prévus dans la façade avant de l’édifice, mais dans le vitrage amovible séparant la cuisine de la terrasse. Statiquement, ils auraient sensiblement réduit l’ampleur du porte-à-faux et les difficultés pour gérer les déformations verticales (flèches) qui déterminent les tolérances des vitrages. Mais ces piliers auraient été des éléments pour ainsi dire étrangers au reste de la structure, qui auraient indéniablement nui à l’expression de la volonté architecturale.
Afin d’éviter ces appuis supplémentaires et libérer autant que possible l’espace du rez-de-chaussée, nous avons eu l’idée de rigidifier la partie en porte-à-faux de l’étage en utilisant les murs intérieurs et le mur pignon comme des voiles et en introduisant des câbles de précontrainte. Pour obtenir un comportement efficace, le mur longitudinal séparant les chambres du corridor a dû être légèrement décalé vers l’avant de la maison. Ce déplacement a permis de recentrer les charges et de réduire de la sorte les effets de torsion en garantissent une déformée uniforme du porte-à-faux.
En effet les principaux problèmes n’ont pas porté sur des questions de résistance, mais de déplacements puisque la façade, entièrement vitrée et amovible à proximité de la terrasse, nécessitait une bonne maîtrise de la déformation du porte-à-faux. Ce qui n’empêche pas que le détail de construction pour la liaison entre la façade et la dalle de plafond s’est révélée relativement complexe, en effet le joint entre fenêtres et dalle a dû être réglé pendant la durée déterminante de la mise en place du béton soit cinq ans.
Q3 : Le résultat visuel doit beaucoup à la qualité et à la mise en place des bétons. A ce sujet, on imagine le calepinage des façades a été attentivement étudié : l’illusion est telle qu’on ne perçoit pas que l’étage est porté par le haut et qu’on a véritablement la vision espérée d’une dalle posée sur du verre. Comment parvient-on à un tel résultat ?
Le calepinage était simplement un des outils parmi d’autres qui permis d’aboutir au résultat final : un parallélépipède de béton parfaitement homogène qui flotte sur le rez-de-chaussée. Le choix de du type des banches de coffrage, de leurs dimensions, de l’épaisseur des murs, de la quantité et de la répartition de l’armature, mais surtout des reprises de bétonnage a permis d’obtenir le résultat espéré. La combinaison de tous ces éléments est le fruit d’une très étroite collaboration non seulement entre l’architecte et l’ingénieur, mais aussi avec l’entrepreneur. Avec à la fin, une surface d’environ 1'500 m2 de béton apparent sans aucun joint de dilatation, trace de fissures ou variation de tinte qui sort indéniablement de l’ordinaire.