Lieu dormant

TEMPS MORT

par Jérôme Meizoz

Lieu dormant, séparé des appartements profanes, le grenier ne semble plus servir depuis longtemps. Deux fois l’an après négociations avec les gardiennes, deux sœurs célibataires, le gamin a droit de l’explorer pendant quelques minutes. On y accède par une trappe située dans le plafond de la salle de bains.
Il faut d’abord dégager l’espace au sol, le couvrir de vieux journaux contre la poussière noire ramenée d’en haut (on foule alors aux pieds les couvertures criardes d’un journal local). La cadette des gardiennes saisit une perche et crochète la trappe qui s’abaisse en mugissant longuement. La plainte des ressorts achevée, tout l’espace vibre encore. Un silence diffuse de la bouche sombre, mat et inquiétant. Sous les combles, la surface sans éclairage est glacée de courants d’air, une épaisse couche de suie jonche le plancher. À la lueur de la lampe de poche, on commence à deviner le bric-à-brac qui s’y étale. Tout le passé matériel de la famille a trouvé refuge, ou tombeau, dans le périmètre. Sur un fil, les parapluies noirs du grand-père, utiles tant sous l’averse qu’au soleil. Âges du chapeau, des casquettes. Nappes, serviettes, chemises de lin brodées débordent d’une malle, désormais salies et trouées. Des outils de campagne, cages à poules, chaînes, haches et sangles. Le jeu des cloches destinées aux vaches successives (on les nommait toujours Marquise), une à une laissées aux abattoirs, intactes avec leurs colliers ornés. Quelques meubles hors d’usage, un lit démonté, des caisses. Malgré l’état général d’abandon, chaque objet récapitule en lui les gestes de ses usagers. Pauvre dépôt matériel, la mémoire, ou tout simplement une décharge…

Tous les hommes et femmes-univers qui ont manié ces outils se sont tus. Leurs mondes dorment sous le toit, vierges de commentaire. Comme oubliés de tous, ils prennent le gel en hiver, boursouflent de chaleur dans la splendeur de juillet. Le gamin seul semble y penser. Les autres ont tourné la page, ils désirent les voitures luisantes, le mariage d’amour, les appareils ménagers. Cherchent pour leurs enfants des prénoms inédits qui effacent les vocables usés des aïeux. Le gamin pose des questions aux femmes de plus en plus âgées, restées sans descendance aux commandes de l’arche, toute sa cargaison de temps mort ensablée au- dessus de la trappe. Elles lui racontent des bribes de vies, n’entament guère le silence des objets. Lui imagine les visages du grand-père, de la tante Anna morte juste après son mariage, de père de celle-ci, « foutu au Rhône » par désespoir. Sous le toit ont échoué beaucoup de restes religieux, après que les devoirs du catéchisme, les obligations de messe et de carême, tout un monde réglé sur la pointe des pieds, vers la fin des années 1960. Mille ans de rites et de décors avaient disparu comme s’ils n’avaient jamais eu lieu. Effacés. Ainsi, on tombe ça et là sur des missels empoussiérés, des statuettes de vierges maculées, des crucifix brisés aux Christs unijambistes ou décapités. Une édition de la vie dévote de saint François de Sales côtoie un calendrier des fêtes religieuses.
Quoique né au déclin de ce monde-là, le gamin savait à peu près de quoi il en retournait, puisqu’il allait à la messe tous les dimanches, apprenait à recevoir l’hostie dans la bouche et récitait par cœur, à quelques bégaiements près, son Acte de contribution. Il lui fallait inventer des péchés pour satisfaire l’oreille du prêtre, car la faute, décidément, il ne comprenait pas bien. Les paysans, dans les siècles tous semblables, avaient trimbalé leurs vieux gestes, à peine repeints aux couleurs romaines. Ursule avait toujours tressé comme sa mère une très peu catholique couronne de la Saint-Jean, livrée à la rosée du 24 juin, pour célébrer le bétail des malheurs.

Maison vivante, maison des hommes et femmes de peine, toi qu’on avait achetée avec les yeux, comme disait l’aïeul, pour te payer ensuite sou par sou, pierre à pierre. Maison maternelle des travaux, des fêtes, des veillées funèbres, dix chats et trois générations d’enfants ont somnolé dans ta fraîcheur au mois d’août. Maison chaque soir illuminée comme un lampion dans la campagne nue, envahie de frondaisons en mai, parfumée des fruits pourrissants en octobre. Vaisseau blanc à l’ancre tout l’hiver, maison habitée, quittée, oubliée.
Fief gardé par des femmes sans descendance, tu deviens peu à peu dépôt, musée, tombeau… Faut-il fouiller tes secrets et réveiller tes morts ?
Maison hantée, rends-moi ma liberté ! N’ai-je pas assez documenté ta mémoire obèse ? N’y a-t-il point d’autres vies que les tiennes ?
Au terroir qui rassure, à la propriété, la lignée et l’héritage, répondent les routes et leurs passants, comme moi « étrangers et voyageurs sur la terre ».

« Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout que l’architecte-restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains ; et qu’il sache habilement souder son génie au génie de l’architecte ancien. »

Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, 1825

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