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Bien sûr, Chicago
De la tour de Babel, il ne reste plus, aujourd’hui, qu’une vague trace dans le sol. Elle est apparue en quelques années, puis a lentement disparu, sous l’effet d’une double dispersion. Matérielle tout d’abord : les briques ont été réemployées au cours des siècles pour édifier des habitations. Culturelle ensuite, par le mythe et par l’image, les mêmes briques ont été disséminées par le véhicule des religions du livre.
C’est à cette aune qu’il convient, peut-être, de considérer les tours aujourd’hui. Elles ne posent pratiquement aucun problème technique nouveau. Leur édification se fait par une organisation qui ne présente plus guère de complications, puisqu’elle consiste à associer une série de langages semblables, tous basés sur le système binaire. L’absence de Dieu rassure désormais les commanditaires et les constructeurs, le théâtre du chantier n’est plus l’objet de rites ou de craintes. Les accidents sont enregistrés et ne doivent pas dépasser un quota préalablement fixé comme acceptable.
N’importe qui, désormais, peut construire une tour. Il suffit pour cela d’opérer un montage, une combinaison de signes binaires adéquate, selon laquelle les flux financiers, la planification, le respect des normes, les commandes de matériaux, l’organisation du chantier, la communication publicitaire et la commercialisation s’aligneront sans surprise, ni accident.
Alors que la forme urbaine et le paysage résultaient naguère de conditions impératives (la guerre, les limites physiques de l’énergie disponible), elle est aujourd’hui l’objet d’un design, d’une signature, des effets que l’on produit pour se distinguer.
L’attentat contre les tours jumelles, de ce point de vue, paraît s’inscrire comme une circonstance en cohérence avec l’époque. Leur destruction, si elle a été voulue par des terroristes, et donc implicitement revendiquée, ne diffère en somme de la disparition des autres tours contemporaines que par sa soudaineté. Un même destin, à peine plus étale temporellement à l’échelle de l’histoire, attend toutes les tours. Elles ne laisseront que peu de traces. Elles ne vont pas se disséminer sous nos yeux.
Francesco Della Casa est architecte et critique d’architecture. Il a publié plusieurs essais consacrés aux bâtiments ( Learning Center EPFL) et au processus de mutations urbaines ( La Friche la Belle de Mai). Il occupe actuellement la fonction d’architecte cantonal à Genève.