Bâtiments neufs

LIEU À VIVRE

Construction de deux immeubles de logements et des ateliers

Livres, études, articles, traités, manuscrits ou recueils illustrés, l’historiographie de Versoix remplit des rayonnages complets de bibliothèques. Face à cette masse de documents tantôt érudits, anecdotiques ou triviaux, une question simple se pose alors : que retenir ?

Situé à huit kilomètres de la ville de Genève, pris entre le Léman, le pays de Gex français et le canton de Vaud, le territoire versoisien se caractérise par un paysage fort et un passé prestigieux. Appuyée sur une réalité topographique où le lac prend des allures de personnage principal, la saga communale se nourrit autant de faits avérés que d’événements qui auraient pu se produire. C’est le cas en particulier avec Versoix-la-Ville dont l’histoire singulière se confond presque avec celle du développement de l’ensemble de la commune ; ceci bien après l’époque des stations lacustres préhistoriques, du temps romain, ou même des épisodes de domination bernoise ou savoyarde.

Une histoire
Dans les années 1760, la France de Louis XV est en conflit avec la République de Genève. Avec l’appui de son puissant monarque, le ministre Étienne-François de Choiseul-Beaupré-Stainville (1719-1785), duc de Choiseul, prend l’initiative de fonder une ville destinée à concurrencer la cité calviniste. Conçu au bord du Léman, à proximité directe d’un minuscule bourg dénommé Versoix, le projet entend créer autour d’un nouveau port une place commerciale et administrative appelée en réalité à ruiner Genève. L’étude de cet idéal urbain baptisé « Versoix-la-Ville » se voit d’abord confiée au directeur général des fortifications de France Pierre-Joseph de Bourcet (1700-1780), puis à l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean Querret (1703-1788). Les plans élaborés par ce dernier montrent une forme polygonale régulière, circonscrite dans un octogone dont les rives du lac viennent avaler une des pointes. Dans l’axe de cette figure, traversant une large place circulaire centrale et débouchant sur un port aménagé, un canal conduit les eaux déviées de la rivière jusqu’au Léman.
Connu sous le nom de « plan Querret », ce complexe harmonieux qui voit s’équilibrer des rues joliment tracées, des espaces ouverts et des bâtiments publics ne sera pas réalisé. Mais si la disgrâce du duc de Choiseul signe la fin des travaux en 1771, la concrétisation au moins partielle de certains éléments a néanmoins su marquer le territoire. Bien que difficilement décelables aujourd’hui, l’empreinte d’un Versoix-la-Ville rêvé –presque fantasmé– apparaît en effet à travers la présence du rond-point central à moitié formé, de quelques voies et chemins, de l’arborisation, du canal qui mène au port et, bien sûr, du port lui-même. Une gageure pour un projet inabouti commencé il y a plus de deux-cent-cinquante ans.
Débutés justement en 1768, les travaux du port ont mis à jour un sol de glaise bleue, propice à la production de briques, de tuiles ou de faïences. La fin du chantier de Versoix-la-Ville facilite ainsi la création d’une importante tuilerie comprenant outre la manufacture proprement dite, des fours et des moulins. Une proto-industrialisation dont il reste fort peu de choses hormis, sur les cartes anciennes, l’indication d’une toponymie explicite et la mention d’un terrain remodelé, résultat probable de l’extraction des terres. L’abondance de cette argile semble en tout les cas avoir permis une des activités majeures de la commune pendant plusieurs générations, jusqu’au début des années 1900.
Couvrant ainsi tout le 19e siècle, le dynamique travail de la tuilerie paraît s’être parfaitement accommodé des réflexions liées à un projet de grande envergure, dont la mise en œuvre aura un impact considérable sur le développement de Versoix. C’est en effet dans le sillage de cette Révolution industrielle qui transforme le monde que le chemin de fer s’impose alors sur le territoire de la commune. D’abord pensé entre la route cantonale et le lac, son tracé se concrétise finalement assez haut à l’intérieur des terres pour épargner les belles propriétés baignées par le Léman. Mais si on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, on ne construit pas de réseau ferroviaire sans remanier le panorama : inaugurée au premier jour de l’été 1858, la ligne Genève-Coppet passe tout de même à travers le plan Querret dont la clarté formelle d’origine se brouille irrémédiablement.

Un site
L’heureuse préservation des maisons patriciennes et bourgeoises atteste du pouvoir de leurs influents propriétaires. Cette organisation spatiale qui voit s’alterner les étendues agricoles, les cordons boisés, les grandes demeures et leurs dépendances entourées de jardins cultivés et de vergers définit le paysage versoisien jusqu’aux années 1930. Plusieurs de ces maisons de maître subsistent encore aujourd’hui, notamment en bordure du lac. Témoins d’un temps révolu et maintenues dans des contextes souvent complètement requalifiés, elles ont traversé les décennies sans céder aux sirènes d’une modernité qui, après la Seconde Guerre mondiale, bouleversera l’ensemble du secteur.
Dans le cadre d’un développement planifié à l’échelle du canton, la présence de l’aéroport, de la gare et de nombreux organismes internationaux sur la rive droite du lac place Versoix dans une situation idéale. Poussée par les nécessités dues à l’essor démographique, une législation favorable à l’expansion de l’agglomération ainsi que la tendance à un urbanisme pensé en termes de grands ensembles encouragent la densification des terrains encore libres de constructions. Au-delà de la route cantonale, la partie ouest du plan Querret voit ainsi éclore des unités d’habitation posées au milieu d’espaces verts collectifs, grandes barres de béton au gabarit élevé qui redéfinissent la perception d’un territoire jusque-là très préservé.
À partir des années 1960, cet accroissement de la population couplé aux avancées technologiques induit des comportements sociaux inédits, notamment dans le domaine de la mobilité et des loisirs. Les projets concrétisés –le port agrandi sur les fondations du temps de Choiseul– ou ceux restés dans les tiroirs des urbanistes –l’aéroport doublant sa capacité et étalé sur 360 hectares– témoignent d’une volonté de répondre à ces nouveaux besoins. Les études des services administratifs recommandent une meilleure utilisation des rives du lac, afin que Versoix s’affirme comme un pôle local pour le tourisme, la plaisance et les activités de détente. Les archives révèlent des ambitions aussi intéressantes que pharaoniques autour d’un littoral reconfiguré. Depuis le vieux bourg jusqu’à la frontière vaudoise, le Léman accueille îles artificielles, espaces de jeux, campings, piscines et, bien sûr, de vastes parkings extérieurs. Des intentions demeurées au stade de plans colorés qui n’ont anticipé ni la crise pétrolière, ni la pensée écologique.
Quelques années plus tard, une conscience historique affûtée permet de revenir à des intentions plus sobres. Le choix d’établir un plan directeur à l’intérieur du périmètre de Versoix-la-Ville amène les architectes à conjuguer les tendances du plan Querret avec le bâti ancien existant. Dans l’axe du port, en remontant la pente naturelle du terrain, une promenade publique longe le cours d’eau au tracé net, flanqué de part et d’autre d’un chapelet de constructions à l’implantation parfaitement ordonnée. Plus haut, après la maison de maître conservée, des immeubles courbes recomposent la grande place circulaire, elle-même traversée par la route cantonale. De cette image qui
intègre en filigrane un schéma pensé au 18e siècle, il ne sera construit qu’un seul bâtiment dont la forme cintrée caractéristique paraît bien incongrue.
Cet inachèvement présente l’avantage de laisser dans son contexte d’origine la belle maison Heimatstil construite en 1909 par de Morsier frères et Weibel. Habilement posée en haut d’un vaste terrain situé entre le port et ce qui aurait dû être la place circulaire, cette respectable bâtisse parfaitement conservée domine un site exceptionnel dont la topographie douce s’ouvre sur les eaux claires du Léman. Peut-être dû aux excavations d’argile à l’époque de la tuilerie, un creux marque fortement le sol, accentue le cadrage sur le grand paysage et valorise la splendide arborisation qui borde la parcelle. Au centre de la pelouse se trouvent un étang et, un peu à l’écart, une construction rurale antérieure à la maison principale.

Un projet
Cette évidente qualité paysagère témoigne d’une conscience respectueuse portée au bâti et à la nature, mais également au lien indissociable qui les unis l’un et l’autre. Intégrée au fil des générations, cette réalité demande une attention soutenue et un soin permanent au site. Plus prosaïquement, elle implique des charges d’entretien conséquentes qu’une densification maîtrisée présenterait l’avantage d’alléger. Si elle n’est pas remise en question par le régime foncier –le terrain se trouve en zone villas, dans le périmètre protégé des rives du lac– la valorisation des droits à bâtir semble toutefois peu compatible avec les qualités exceptionnelles du périmètre. Le défi consiste alors à maintenir les fondements typologiques de la maison de maître et, en même temps, à offrir aux futures constructions les avantages d’un site complètement dégagé.
La notion de parc ouvert ainsi que les profondes échappée visuelles caractérisent l’essence du lieu et, à ce titre, apparaissent comme un intouchable trésor. Soutenu par une connaissance historique du site, ce constat permet de réfléchir à un développement harmonieux afin de garantir un large espace de respiration autour de la maison. Le
bas du terrain qui a accueilli les bâtiments de la tuilerie au 19e siècle et, plus haut, l’emplacement où se trouve l’ancienne construction rurale –dont la démolition est acquise– semblent alors s’imposer comme des évidences. Des options judicieuses qui honorent également la ceinture végétale historique constituée d’arbres centenaires.
Un permis de construire est déposé après avoir circonscrit les périmètres d’implantation, les gabarits et les accès, mais également le vocabulaire architectural et la typologie des espaces. En dépit d’enjeux conséquents liés à la nature même de ce site sensible, le périple bureaucratique se déroule sans encombre et, en quelques mois, deux requêtes en autorisation sont délivrées, chacune pour la construction d’un bâtiment d’habitation. Le premier se trouve au bas du terrain sur la frange nord de la parcelle, le second –plus grand– à la hauteur de la maison de maître, mais sur la frange sud.
Cet acquis administratif n’empêche pas la vérification des options. La pose de gabarits in situ révèle alors que le petit immeuble vient écorner les qualités paysagères existantes en réduisant le dégagement visuel de l’ancienne maison vers le lac. Même si l’impact demeure modeste à l’échelle du site, le constat tangible de cette altération invite à reconsidérer entièrement le projet.
Après nombre d’études et de variantes, le nouveau parti libère désormais le front nord de la parcelle pour concentrer le bâti au sud, le long du chemin Isaac-Machard. L’idée de deux volumes distincts est maintenue, chacun s’harmonisant aux spécificités du terrain, qu’il s’agisse de sa topographie ou de son arborisation, sauvegardant sans compromis la vue historique, véritable fenêtre sur le grand paysage. S’il réduit les surfaces brutes de plancher obtenues dans le cadre de la première autorisation, ce choix radical apporte une plus-value inédite et incontestable relativement aux questions de nature. C’est le cas en particulier avec la reconstitution d’un cordon boisé ou la conservation de plusieurs arbres majeurs pourtant initialement destinés à l’abattage.
En cohérence avec la volonté de maintenir et même de renforcer la présence végétale dans ce périmètre, les résolutions liées aux méthodes constructives et techniques visent à réduire l’empreinte carbone générale du projet. L’enveloppe des deux bâtiments atteint le label THPE (Très Haute Performance Énergétique) avec, notamment, une structure mixte en bois et béton pour les dalles, des façades en ossature bois avec laine minérale ou des sous-sols en béton armé recyclé. La production de chaleur est assurée par une pompe sol/eau avec sondages géothermiques. Les toitures sont quant à elles pourvues de capteurs solaires, d’une surface totale bien supérieure des exigences THPE.
Ces engagements se concentrent donc dans deux immeuble dissociés, à la morphologie différente mais au langage architectural commun, où la contemporanéité formelle compose avec une gamme chromatique sobre et une matérialité aux accents traditionnels. Ces volumes de belle taille évitent de montrer la totalité de leurs façades grâce à un jeu habile de facettes fragmentées. La combinaison plissée faussement aléatoire, avec angles saillants et rentrants, élude ainsi toute monotonie et offre des balcons continus et des loggias agréables ouvertes sur le paysage. Optimisée, la distribution intérieure permet aux pièces à vivre de jouir du meilleur ensoleillement, alors que les chambres, tournées vers le nord, restent à l’abri des nuisances du trafic aérien. Sous chaque bâtiment, un sous-sol très contenu intègre l’ensemble du stationnement, sans rampe béante et sans engager la possibilité de plantations en pleine terre alentour. Devant l’immeuble du haut, une place entend (re)donner au chemin sa destination d’espace public, ouvert et convivial.

Posés avec discrétion en bordure du parc, les deux bâtiments profitent de l’amplitude du site sans compromettre l’harmonie générale du paysage. Humbles et dévoués vassaux, ils font la part belle à la maison de maître qui trône depuis plus d’un siècle dans ce splendide écrin de verdure. Fondée sur une fine connaissance du passé, cette sobriété assumée entend également s’inscrire comme un hommage à l’identité intrinsèque d’un lieu d’exception.

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