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RÉNOVATION D'UN PATRIMOINE GENEVOIS

Retrouver la maison

Images Ariel Huber

« Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. » Victor Hugo

Quand elle passe dans les mains de la nouvelle génération familiale en 1947, la propriété n’a pas plus d’une cinquantaine d’années. Deux générations à peine où se sont succédé quelques propriétaires, chacun ayant un peu retaillé le bijou, afin de l’ajuster au mieux à ses besoins ou aux tendances de son époque. Mais alors quelles sont les circonstances qui ont vu naître cette maison incroyable dans ce site exceptionnel ?

Les documents d’archives et les pièces administratives de la fin du 19e siècle révèlent une volonté de changement. Sur cette partie de la rive gauche du Léman magnifiquement tournée vers le couchant, d’importantes modifications façonnent en effet un nouveau paysage. Tout à proximité du port de Bellerive, les terrains privés donnent désormais directement sur le lac. Un an plus tard, le démembrement de la campagne Rivollet-Mermoz –selon l’appellation d’usage pour ces domaines réservés à la classe aristocratique– permet la création de nouvelles parcelles. Acquise par Louis-Omer Martel, celle qui nous concerne fait l’objet d’une demande en autorisation déposée au mois de juin 1895 pour la construction d’une villa et de deux dépendances. Les maigres documents signalent qu’au service du sieur Martel, c’est l’entrepreneur Elisée Streit-Baron qui assumera les travaux, étant entendu que les trois bâtiments seront conçus par l’architecte Gustave Brocher. Le recours à ce tandem témoigne ainsi des ambitions du maître de l’ouvrage.
Elisée Streit-Baron (1859-1937) dont le joli papier à en-tête porte la mention « Maçonnerie, Gypserie & Peinture » se trouve être un chef d’entreprise habile et influent, futur président du conseil d’administration de la Caisse d’Épargne et de la Banque populaire genevoise. Gustave Brocher (1851-1918) formé à l’École polytechnique de Stuttgart puis à l’École des Beaux-Arts de Paris est un architecte très actif dans le canton, sollicité pour de nombreuses commandes publiques ou bâtiments privés de prestige. Jouée à quatre mains, cette partition s’inscrit alors dans une certaine rupture avec la production de l’époque. Si les options de mises en œuvre attestent sans surprise du niveau de standing du propriétaire, le vocabulaire proposé va chercher quant à lui des repères dans l’architecture balnéaire de style néo-normand, rare mais pas inédite sur les rives du Léman.
Ce courant né dans le Nord-Ouest de la France semble alors se poser en modèle d’une nouvelle architecture de villégiature, éloignée des références classiques. Ancré dans un régionalisme nordique finalement assez proche des repères genevois, le style un peu austère se caractérise par la présence de structure à pans de bois ou de brique polychrome, le tout ramassé en un volume compact sous une toiture aussi complexe que pentue. Conçue d’abord avec un plan de trois travées sur deux et un gabarit de deux étages, la maison se pose alors au milieu d’un parc superbe, sa façade occidentale largement tournée vers les eaux grises et bleues du lac. Du côté du chemin d’accès, de part et d’autre de la bâtisse elle-même et imaginées dans le même langage, les deux dépendances marquent symétriquement l’entrée de la propriété.
Merveille d’élégance, cet ensemble se voit modifié au fil des décennies et des envies, sans jamais toutefois perdre son âme. Qu’il s’agisse d’aménagements extérieurs (serre, poulailler, enrochement sur le lac) ou de transformations diverses (notamment sur les faces latérales de la maison), les interventions attestent de propriétaires très impliqués, conscients du site et dont l’attachement manifeste aux murs ne semble faire aucun doute.

 

Devenu officiellement propriétaire en 1947, Léon Dufour (1879-1972) connaît bien cette maison qu’il loue avec sa famille depuis une dizaine d’années déjà. Cet industriel très investi dans l’économie genevoise –il s’engagera pour les Ateliers de Sécheron, la SIP ou l’usine SIMAR– entend offrir une nouvelle jeunesse à la bâtisse, remettant en question le vocabulaire architectural d’origine. Le mandat qu’il confie alors à l’architecte Antoine Leclerc (1874-1963) vise à faire disparaître les traits caractéristiques de la fin du 19e siècle pour affirmer un langage de sobriété, faisant tout à la fois écho aux références classicisantes des villas bourgeoises bâties au bord du Léman ainsi qu’aux tendances modernistes développées dans les années 1930.
Le plus radical reste indéniablement la suppression de la flèche qui orne la travée centrale tournée vers le lac. Flanqué de deux cheminées en brique, cet élément typique disparaît avec la ferblanterie d’ornement couronnant le faîtage, tandis que les motifs apparents sur les briques vernissées et les pièces de bois naturel s’effacent sous un sage enduit blanc. Validé par une commission des monuments, de la nature et des sites qui émet quelques recommandations mineures, ce changement en façade n’escamote toutefois pas vraiment l’expression de la maison. A l’image du remplacement de la véranda sur l’aile Sud ou de la transformation de la terrasse couverte sur l’aile Nord, les autres modifications conduites par un architecte déjà septuagénaire demeurent consensuelles, sans parvenir à rompre l’élégance Belle Époque de l’ensemble.
La maison entre ainsi dans la seconde moitié du 20e siècle toujours parée de ses atours et de ses grands principes typologiques. Baignées de lumière, les pièces de jour du rez-de-chaussée regardent le Léman, tandis que les locaux de service ou de distribution restent tournés sur la cour. Accessible par un bel escalier à double-quart tournant et palier intermédiaire, le premier étage reprend la formule, avec des chambres au balcon généreusement ouvert sur le paysage lacustre et des espaces secondaires orientés sur l’arrière. La règle se prolonge encore au deuxième étage, dans une spatialité toutefois plus compartimentée. Du haut vers le bas, l’enveloppe extérieure a conservé ses larges pans d’ardoise, ses consoles d’avant-toit, ses têtes de pannes et ses garde-corps en bois découpé, son bardage et ses briques de parement, ses encadrements, l’essentiel de ses menuiseries anciennes ainsi que son soubassement en pierre de Meillerie. Dehors, sur la parcelle, on modifie et agrandit la maison du jardinier, tandis qu’une anse portuaire protégée par une jetée en pierre sont aménagés au bord de l’eau. Sans changements majeurs hormis quelques installations techniques et aménagements extérieurs divers, la situation en reste là pendant plus de sept longues décennies.

 

Lorsqu’il devient à son tour propriétaire des lieux, le petit-fils retrouve une maison qu’il connaît, avec encore de nombreux éléments historiques mais extrêmement vétuste, aux finitions désuètes et aux standards largement périmés.
Contraire aux ambitions de l’aïeul, les intentions visent désormais à retrouver l’ADN de la bâtisse, son identité intrinsèque constituée au fil du temps, sans modernisation ostentatoire ni passéisme nostalgique. La clarté du propos va s’établir sur la base de minutieuses recherches en archives, dans les fonds privés ou institutionnels. L’histoire de la maison se révèle ainsi peu à peu à travers les documents d’époque, comme une image argentique sous la lumière rouge d’un laboratoire photographique. Le projet d’architecture s’élabore sur la base de sources fiables et factuelles, étayées par des relevés et des sondages effectués in situ.
L’intervention la plus spectaculaire s’incarne dans la restitution de la flèche disparue en 1947. Reconstitué grâce à une précieuse iconographie, cet élément architectural central –au sens propre comme au sens figuré– permet une lecture fidèle de la façade conçue il y a plus d’un siècle par Gustave Brocher. Sa présence marquante face au Léman caractérise à la fois le volume bâti ainsi que son environnement paysager alentour. La mise en œuvre soignée rétablit bien entendu les proportions générales, mais également les matériaux d’origine et, dans leur moindre détail, les divers éléments décoratifs. De la flèche elle-même jusqu’au volume complexe de la toiture, c’est le cas par exemple du traitement de la petite lucarne centrale, de toute la ferblanterie d’ornement qui souligne avec élégance les faîtes et la pointe des toits ou encore des figures géométriques peintes sur les ardoises. Faute de documentation, c’est un nouveau système de charpente qui est réinventé. En adéquation avec les interventions exécutées à l’extérieur, il est conçu avec des méthodes traditionnelles et reconduit vraisemblablement la structure en bois imaginée à l’origine.
Subtiles, les modifications intérieures cherchent à favoriser une distribution fluide entre les pièces, sans impacter la substance historique. Le maintien de l’organisation des espaces principaux permet ainsi de conserver les boiseries, les plafonds réhaussés de corniches moulurées ou les parquets dont le jeu de motifs variés et la combinaison d’essences ornent les salons en enfilade du rez-de-chaussée. Plus modestes, les jolis carreaux de ciment polychromes de l’entrée et les parquets à bâtons rompus présents aux étages se voient également conservés.
Le remplacement des éléments anciens trop abîmés ou celui des agencements hétéroclites réalisés au gré des années a fait l’objet de réflexions pointues, menées autour de la nécessité d’affirmer un nouveau chez soi, dans un bâtiment existant aux forts enjeux historiques. Les options retenues font la part belle à un certain art de bâtir, grâce à l’usage de matières nobles et de finitions mates, déjà presque patinées. Des références qui traversent le temps et que l’on retrouve encore dans le choix classique de l’équipement sanitaire (appareils et robinetterie) ou dans la création de certains meubles fixes aux lignes judicieusement épurées. En contrepartie, on peut souligner aussi la présence d’éléments anciens d’indéniable qualité, laissés pratiquement tels quels pour ne pas en corrompre la valeur patrimoniale. C’est le cas du papier peint aux motifs figuratifs dans le WC de l’entrée, du vitrail sur la façade cour, de plusieurs cheminées en marbre ou encore d’un splendide poêle en faïence à coupole galbée.
Du sous-sol aux combles, une gamme chromatique délicate enrichit les différents pans de murs et les surfaces au sol, faisant dialoguer les aménagements contemporains avec les espaces restaurés. Plus largement, ces principes de mise en œuvre qui concilient l’existant et le neuf valent bien sûr pour l’extérieur avec, par exemple, des fenêtres anciennes conservées (et assainies thermiquement), couplées à de nouvelles menuiseries aux lignes à la fois modernes et traditionnelles, l’ensemble parfaitement intégré aux structures de bois, à la brique ou aux surfaces crépies, toutes élégamment rénovées. Un réflexe étendu encore aux deux dépendances qui ont vu leur bardage joliment retravaillé.

Conserver l’identité du lieu, retrouver l’éclat d’antan et, en même temps, ne pas se soustraire à une modernité esthétique ou de confort n’a pas été simple. Si les choix ont souvent généré de sérieux doutes, les tâches concrètes de restauration ou de restitution des décors, les mises aux normes techniques discrètes et efficaces, la revalorisation des aménagements extérieurs ou encore l’attention portée aux dépendances ont fini par offrir à cet ensemble bâti et paysagé une cohérence de bon aloi. Posée dans son parc, la maison retrouve une justesse équilibrée, sans domotique anachronique et sans piscine déjà démodée. Face aux eaux du lac, dans ce qui apparaît comme un des plus beaux sites du canton, elle assume désormais pleinement son passé et regarde son avenir avec sérénité.

Avant la rénovation

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