ENSEMBLE URBAIN
Rénovation d'un patrimoine rare.
Beauregard le bien nommé ou Le luxe de l'émotion.
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Photographies Catherine Gailloud & Benjamin Vial
Peut-on affirmer que le grand immeuble de la rue Beauregard est le plus beau de Genève ? Oui. Mais à condition de refuser tout relativisme consensuel, d’assumer une sincérité arbitraire et, surtout, d’aimer l’architecture du 18e siècle.
Si elles paraissent sans doute un peu hardies, la question et sa réponse pointent néanmoins les qualités exceptionnelles de ce bâtiment édifié en 1774-1777 pour le conseiller Isaac Louis Thellusson. Posé sur les remblais instables des fortifications, le volume est porté par deux niveaux de sous-sol trouvant appui sur une couche souterraine dure et solide. Avec quatre entrées distinctes, il impose sur le territoire de la ville l’une des toutes premières formules de maisons locatives, concept très novateur pour l’époque à l’origine des immeubles d’habitation courants qui, peu à peu, caractériseront les quartiers genevois. Véritable chef-d’œuvre classicisant, l’édifice révèle une composition de façade tout à la fois harmonieuse et sévère, avec de nombreux ornements d’une très grande finesse. S’ajoutent à cette somptuosité une orientation parfaite avec un dégagement plein Sud ouvert sur la place des Casemates, ainsi qu’un environnement privilégié aux pieds de la Vieille-Ville, à deux pas du parc des Bastions et à proximité directe des palais Eynard et de l’Athénée.
Comme presque toujours et comme presque partout, le bâtiment a connu au cours du temps d’importantes transformations qui, heureusement, n’ont pas souillé la noblesse de ses façades ni l’authenticité de ses espaces intérieurs. Il faut voir que depuis une vingtaine d’années plusieurs des grandes campagnes de rénovation et d’entretien se sont vues conduites. Cette réalité assure des interventions unifiées sur l’enveloppe ou les jardins, les surfaces communes ou les appartements privés. Une dynamique qui induit une connaissance approfondie du site fondée sur des recherches en archives, un regard attentif et constant sur les pathologies du bâti et, bien entendu, une expérience avérée dans le domaine pointu de la conservation du patrimoine.
Situé au numéro 2 de la rue Beauregard, en tête d’îlot et ouvert sur trois façades, le logement en question fonctionne en duplex. Le rez-de-chaussée fait rayonner autour d’un couloir central une série de pièces d’apparat aux dimensions généreuses et aux finitions de très belle facture (parquets et boiseries, cheminées, moulures et décors). En dessous et relié par un escalier intérieur, un vaste sous-sol offrant quant à lui d’impressionnants volumes voûtés dans une ambiance monacale, éloignée du standing affirmé à l’étage supérieur. Alors que la situation générale laisse percevoir des pièces en parfait état de conservation, un minutieux diagnostic démasque les nombreux changements effectués par les différents propriétaires depuis des décennies. Ce travail accompli in situ et dans les fonds d’archives montre que l’organisation intérieure des espaces de réception a été relativement bien préservée, alors que la création de pièces d’eau a conduit à de conséquentes transformations, qu’il s’agisse d’aménagement de nouvelles cloisons, de revêtements, de mobilier ou d’appareils. Dans le même esprit, on relève des installations techniques aussi encombrantes que vétustes, concentrées essentiellement au sous-sol dans un inexplicable désordre. Un rapport –presque une enquête– stratigraphique divulgue les nombreux repeints subis par les décors et les boiseries. Au-delà des modes et des tendances, cette recherche rigoureuse permet d’identifier les teintes anciennes ou d’origine, ainsi que les différentes techniques de mise en œuvre.
Indispensable et précieuse, l’analyse de la situation autorise désormais l’élaboration d’un projet cohérent, où les options d’interventions conjuguent une connaissance intime du lieu avec la compréhension des attentes de celles et ceux qui vont l’habiter.
L’adaptation du plan reste avant tout motivée par la volonté de reconfigurer les espaces de cuisine et de locaux sanitaires aménagés au fil des générations. Concentré hors des surfaces ayant gardé l’essentiel de leur substance historique, le nouvel aménagement ose une modernité claire et sobre, équilibrant l’installation d’éléments contemporains avec la restitution de décors ou de revêtements disparus. C’est le cas notamment dans la cuisine dont la pureté formelle du mobilier contraste harmonieusement avec le sol constitué d’un parquet neuf à bâtons rompus, lui-même prolongé dans la salle à manger adjacente par un parquet à panneaux en chêne et noyer remplaçant des planches de pitchpin.
Le réflexe est identique dans le hall où le démontage du faux plafond a permis de retrouver la hauteur complète. Les nouvelles moulures calibrées sur les vestiges encore en place et la création d’un meuble-cabine abritant un dressing et un WC achèvent de redonner à cette surface toute sa valeur et ses qualités spatiales. Une franchise sans compromis s’affirme dans les salles de bain entièrement neuves, avec des parois recouvertes de grandes plaques de pierre au veinage contrasté, taillées sur mesure pour recevoir un équipement contemporain.
Nombreuses et hétéroclites, les transformations opérées au sous-sol interrogent sur la situation d’origine. La présence de revêtements disparates et incomplets, la découverte d’éléments dans un triste état de dégradation et les traces historiques peu fiables rendent illusoire toute velléité pour des travaux de restauration pure. Les choix qui s’imposent alors visent à retrouver une certaine homogénéité, d’abord par un assainissement des parties détériorées puis par une mise en œuvre conforme au caractère historique du lieu. Quelques marches de l’escalier intérieur sont ainsi retaillées, alors que celles trop abimées de la volée donnant dans l’axe de la façade pignon se voient entièrement refaites à neuf, dans un grès plus résistant que la molasse d’origine. Présentes ça et là, les tomettes de terre cuite devenues friables sont remplacées par de larges planches de sapin, revêtement brut existant déjà dans certaines parties. Le reste des surfaces au sol se voit revêtu d’élégants carreaux de terrazzo dont la finition garantit des reflets doux, sans effet miroitant sous les fenêtres ou l’éclairage artificiel. Entre la pièce dédiée au home cinéma et le couloir, une grande paroi vitrée aux cadres d’acier vient s’insérer dans l’ouverture en plein cintre du mur de refend central.
La modernisation complète des installations techniques s’est faite sans rompre la cohérence générale qui caractérise cet appartement. Une exécution discrète qui cache en réalité un lourd travail de repérage, de démontage et de remontage, pour aboutir à un agencement parfaitement ajusté à la substance patrimoniale en place. C’est le cas en particulier à l’étage supérieur avec la suppression des radiateurs posés à la fin du 19e siècle, désormais remplacés par des ventilo-convecteurs insérés dans la géométrie des embrasures et affleurés au niveau du sol. Enlevées une à une pour permettre le passage des gaines remontant depuis le sous-sol, chacune des lames de parquet a ainsi été reposée à son emplacement initial, comme autant de pièces uniques d’un immense puzzle de bois. À l’étage inférieur, les interventions ont libéré les plafonds des câbles et tuyaux installés année après année dans une fâcheuse confusion. Avec des éléments techniques ramenés au sol et centralisés, les voûtes retrouvent enfin leur forme pure, encore flattée par la mise en place avisée de quelques points d’éclairage. Sur l’ensemble de l’appartement, un assainissement général des belles menuiseries anciennes apporte par ailleurs une remarquable amélioration thermique, conforme aux normes en vigueur.
Révélés par des analyses fouillées, les nombreux éléments de décors anciens participent évidemment de la qualité et du standing des espaces intérieurs. Bien que la datation précise demeure parfois hasardeuse, il apparaît que nombre de boiseries, de miroirs ou de corniches moulurées présentent un intérêt patrimonial dont la remise en valeur s’impose comme une évidence. L’attestation incontestable d’un ornement peint ou sculpté conduit ainsi à des travaux de restauration soignée ou de reconstitution à l’identique ; tandis que la moindre incertitude liée à un décor potentiel impose une retenue totale, refusant toute interprétation douteuse. Sous le pinceau, la spatule ou la brosse des spécialistes, les motifs géométriques et figuratifs –cannelures, guirlandes végétales, couronnes de laurier, têtes d’animaux– reviennent à la vie sans dissimuler leur âge. La patine du temps est en effet valorisée par des interventions mesurées qui évitent le piège d’une cure de jouvence trop pimpante, inadaptée au cachet historique qui singularise l’endroit. Ce méticuleux travail de décapage dévoile un chromatisme insoupçonné, utile pour arrêter les choix de teintes et de textures qui vont habiller l’ensemble des pièces. Le bleu intense redécouvert sur le trumeau d’une cheminée et les touches de vert tendre de certaines boiseries ouvragées se posent alors en référence. Déclinées avec une délicatesse raffinée après d’innombrables essais, ces deux couleurs apportent une cohérence discrète aux différents espaces à vivre pourtant cloisonnés. Le recours à des peintures naturelles offre par ailleurs un toucher doux et agréable, loin des sensations produites par les surfaces synthétiques.
Cette volonté d’affirmer l’authenticité de la matière se lit également dans la présence de matériaux simples et naturels, utilisés de façon contemporaine pour les éléments à créer et revalorisés avec soin dans les espaces existants. Par exemple, les combinaisons de mobilier qui prennent place dans les niches de l’étage inférieur sont en bois massif ou, si les dimensions ne le permettent pas, en panneaux agglomérés écoresponsables ; dans l’escalier, le splendide mur de molasse appareillée du 18e siècle enfin débarrassé de son épais badigeon dialogue avec la main courante neuve aux volutes modernes, mais au fer brut forgé et martelé à l’ancienne.
Toute à la fois forte, sereine et équilibrée, cette beauté se répand à l’ensemble des espaces. Elle s’incarne dans des détails ou des généralités et prend appui sur les admirables éléments anciens en même temps que sur la sobriété franche des interventions du nouvel aménagement. Que ce soit à l’étage supérieur ou inférieur, les pièces se voient sublimées par les échanges chromatiques, les jeux de matière et de texture, la subtilité des perspectives intérieures ou l’articulation fluide entre les pleins et les vides. Le résultat s’impose alors avec une évidence sincère : l’appartement de la rue Beauregard a bien deux cent cinquante ans, mais il vient de renaître.
Document historique/
Rue Beauregard en 1965